Être et ne plus être? Chapitre II
Chapitre
II : Ante Méridien
« Les
hommes de la petite cité la moins éloignée de la forêt sont arrivés !
C’est la fête, c’est un plaisir saisonnier et précieux qui revient
périodiquement. Nous les accueillons chaleureusement. Ils sont affables et paisibles.
Ils ne vivent pas comme nous, qui sommes indépendants et autonomes depuis que
nous habitons ici Grand-père nous révèle inlassablement lors des
Conseils d’Adolescents l’histoire de nos origines :la Nature a donné naissance aux premiers êtres pour offrir le don d’existence à tous les genres à et toutes
les espèces. Sa créativité, issue de son probable ennui, est toujours généreuse
et intelligente : nous percevons son désir de voir perdurer la paix entre tous, son souci de
mettre chacun constamment en lien avec le cosmos, son appréhension même de la
destruction, programmée ou non.
Quel
Artiste apprécierait l’anéantissement de ses œuvres ? »
Je me
remémore les anciens cantiques psalmodiés les temps d’orages ruisselants et
éclatants…
Sa Loi est admissible par tous :
« Chacun doit
être fier de ce qu’il est, tout en restant humble face à l’immensité des
variétés de l’Univers.
Personne ne doit
inférer sur la vie des Autres, mais en tirer parti avec raison, dans la
reconnaissance et l’acceptation des différences et dans un souci d’entraide et
de partage.
Chacun est unique
et irremplaçable, doit progresser et veiller à protéger sa vie, et l’améliorer
le plus possible dans les limites du respect à Autrui. »
…« Nos compagnons sont dépendants des autres hommes pour faciliter leur existence, car
ils se nourrissent principalement de céréales, de lait et d’oeufs, qu’ils
troquent contre les produits forestiers qu’ils emmagasinent lorsqu’ils viennent
chez nous.
Leurs
moissons ne sont pas exemptes de catastrophes naturelles : le gel et la
grêle, la sécheresse, les parasites s’arrangent souvent pour délester
inexorablement ceux qui ont semé.
Il leur
arrive quelquefois, selon les circonstances et leurs possibilités, de pécher ou
de chasser. Cela reste rare car interdit par leur seigneur. Certains groupes ne
doivent pas vivre simplement des préceptes de la Loi Universelle, mais selon leurs propres règles que certains d’entre eux établissent avec
ferveur.
Je n’ai
pas à juger…un aspect de leur spiritualité doit m’échapper, nous ne sommes pas
très érudits, notre peuplade est sûrement très primitive, et même Grand-père
avec toute sa sagesse et sa spiritualité ne peut tout expliquer.
« Je
me souviens…
Dans
leurs grands sacs de toile de jute, tous se mettent à la cueillette des faînes,
dont il est confectionné une huile
d’éclairage. Ils ont besoin de cette lumière. J’ignore encore pourquoi vouloir
prolonger le Jour, qui est suffisant à mon sens pour participer activement, au
travers de toutes les ressources originelles de l’existence, au travail de ce
que chaque être doit accomplir sur
Terre. Je sais néanmoins que les besoins varient selon les Peuples, et nulle
intolérance ne s’échappe de mon questionnement. C’est juste quelque chose que
j’ai accepté sans jamais le comprendre. Mais demanderiez-vous par exemple à un Arbre
d’expliquer malgré les étoiles lumineuses la noirceur de notre voûte céleste la nuit?
…Leurs petits participent avec le même entrain à améliorer la récolte, que les nôtres,
plus élancés, à les aider en secouant toute branche garnie. Certaines ne le sont pas : tous les arbres ne fructifient pas chaque automne. Il faut
parfois attendre deux ou trois ans pour obtenir une récolte prolifique.
Quelques
jeunes fagotent, ou rassemblent des branches mortes en vue des prochains feux
hivernaux à garnir. D’autres encore plus juvéniles se sont endormis placidement
malgré les cris et les sons du travail des plus grands. Ils reposent sous
l’ombre gracile des jeunes arbres du Village, encore frêles et fragiles. Je
suis avec eux lors de cette rencontre, la plus belle dont je puisse me
remémorer parmi toutes. Tout en surveillant avec amour leurs bébés, j’observais
la délicatesse de leur regard ensommeillé à l’instant propice où le rêve les
faisait basculer dans une douce félicité. Le fait de devoir protéger ces
enfants si démunis dans l’abandon du repos me rendait fort, du moins je
l’analysais ainsi. Je sentais le liquide vital de mon corps pulser dans mes
veines encore fines, je jaugeais la force de mon adolescence par rapport à leur
petitesse. Leur fragilité m’émouvait.
Les
clapotements des canards chamarrés d’automne résonnant de la rivière et les
sifflements enjoués des merles se répercutant des sous-bois s’unissaient avec
aisance et concertation. La musique sauvage des halliers se concertait pour
atténuer de singuliers bruits sourds et lointains…
...Les deux
groupes travaillent et s’organisent dans l’efficacité et la bonne humeur. On
entend des « han » d’effort, des grincements de branches, des rires
de joie, des bruissements de feuillages…
Le soir
approche immanquablement petit à petit. Les provisions s’amoncellent en tas
ocres et craquants. Des cupules toxiques et brunies d’été, s’esquivent en
cascadant les petites amandes brillantes et nutritives.
Certains
des très petits sont barbouillés du jus des dernières mûres encore suspendues
aux buissons alentours ; quelques châtaignes farineuses achèvent de cuire
en grésillant sur les dernières braises écarlates des ultimes feux de la
journée.
Bientôt
les deux troupes vont se séparer et les saisons filtreront encore leur sable
grain à grain avant que les retrouvailles puissent se renouveler.
L’hiver
va bientôt s’armer de son souffle vif et glacé pour dépouiller la plupart des essences.
Il
nettoie invariablement et méticuleusement le pays et ménage ainsi un endroit
propre et vigoureux pour le printemps.
Quand le
Ciel sera venteux et plombé de gris, que les orages le zèbreront d’éclairs
assourdissants, que le givre dessinera artistiquement avec zèle sur les écorces
et les rocs les traces argentées du Temps qu’il fait et du Temps qui passe, les
animaux se calfeutreront dans leurs habitats ou s’endormiront, et nous vivrons
d’autres formes de détente que celle de l’amitié avec ces Hommes.
Nous
reposerons nos membres fatigués du labeur de la provende et le ralenti de cette
période permettra le répit. Il y aura les longs conciliabules entre les
Anciens, le repos apparent des êtres et des choses, la neige blanchisseuse et
gardienne des parterres, les fourrures immaculées des renards et des hermines
se glisseront entre les racines et les
herbes asséchées par le froid, la « stase » régénératrice avant
l’éveil des végétaux maintiendra dans
l’ambiance ouatée et réconciliatrice le mystère de la genèse...»