Aventures en Pays Nahuatl
Une femme seule en forêt...
… Elle a suffisamment suivi la bête noire.
Couchée sur une large branche au faîte d’un arbre, celle-ci dévore sa proie, qui dût être un cabiai.
Elle l’examine attentivement, et de près remarque des rosettes plus claires sur le pelage sombre, perceptibles selon certains angles de lumière : c’est un léopard à la robe peu courante, et rare dans ces régions.
Elle pourrait l’atteindre de sa lance, son bras et son œil visent juste et fort. Mais elle ne ressent pas l’animal suffisamment agressif. Elle ne comprend rien à cette rencontre, mais lassée de la poursuite, elle le délaisse après un long regard échangé avec lui.
Elle le prévient cependant, ignorant ce qu’il peut en comprendre :
« - Tu ne reviendras plus dans mes parages, je t’ai montré que je ne te laisserai pas impunément chasser ou errer sur mes terres, alors va voir ailleurs, sinon je te tue. »
L’animal semble l’écouter, du haut de son perchoir, mais lorsqu’elle se retourne pour repartir en sens inverse, il reprend derechef sa terrible mastication. Sa queue velue cesse alors de serpenter dans les airs et pend le long du large fût.
« - Il va me falloir la journée pour retrouver ma demeure. Mais il faut reconnaitre que cette escapade m’a permis de mieux cerner les environs. Que Malinalxochitl, la déesse des serpents, des scorpions et des insectes frôle de ses dards acérés ou venimeux les grosses bestioles errantes de mon secteur! »
Sa mauvaise humeur est certaine : sa journée est perdue. Elle devra attendre demain pour refaire le chaume de son toit. Elle regrette un peu tout de même sa peau…
« - Hum… J’aurai dû le tuer, sa fourrure mélanisée était tout de même exceptionnelle. Les pigments sombres sont toujours beaux et semblent à mes yeux pleins de mystères.»
La journée s’avance, bercée de mille trouvailles plus ou moins heureuses.
Après une fastidieuse marche entre les broussailles elle se détourne un peu de la sente encore à peine tracée la ramenant chez elle : elle a repéré la silhouette trapue et peu élevée d’un temple pyramidal, petit, mais non délabré.
Il est visiblement abandonné de la Prêtrise, comme cela arrive fréquemment. Les signaux habituels de la présence humaine sont absents. Cependant il est gai, avec sa frange de lauriers fleuris et odorants qui le cerne. Feuilllle ne peut deviner si c’est une plantation naturelle ou conçue par la main nahua, vu leur densité ; mais c’est sans importance : elle sourit en le voyant.
« - Il est bon que je ne sois pas trop éloignée d’un Temple, même abandonné,puisque j'aime tant les étoiles… Cet endroit sera parfait pour rejoindre Citlalincue.
OOOOOh ! Un quetzal !»
Se déroutant légèrement en approchant du Temple, elle suit des yeux l’oiseau qui s’y pose au sommet. Puis il re-déploie ses ailes et tourne un bon moment au-dessus de lui.
En suivant son parcours céleste, elle voit que sa maison n’est pas vraiment éloignée de ce lieu, mais elle ne l’avait pas noté avant de contourner le groupe de cyprès et de sapins situé entre les deux constructions.
Elle ne bouge plus. L’oiseau plane un long moment au-dessus du vieux Temple, puis s’y pose doucement, refermant ses ailes magnifiques, presque au même endroit. Sa longue queue caresse la pierre consacrée aux Dieux.
Subjuguée, elle s’assoit.
Il est silencieux.
La forêt palpite et vibre de vie. Mais Feuilllle ne l’entend plus, toute à son admiration. Il fait bon à l’ombre de la frondaison allégée, sur l'espèce de terrasse étalée devant l'entrée du temple. Surement, il y a quelque temps, ce "parvis" était encore domestiqué et essarti convenablement. Cependant le défrichage n’a pas été fait récemment, comme l’attestent plusieurs pousses déjà bien levées dans le passage.
« - Il faudra que je continue à protéger cette place de l’envahissement végétal. »Songe-t-elle soudainement. « - Mais je laisserai pousser le citronnier sauvage, il me servira. Je le cloisonnerai entre des pierres plates pour que des herbes ne l’étouffent pas.»
L’oiseau bouge, avance majestueusement ses pattes, picore un insecte probable, puis ouvre ses ailes et les ferme plusieurs fois. Il entreprend ensuite de se lisser les plumes avec application, mais il ne se ré-envole pas.
Il tourne maintenant sa tête en direction du soleil.
Elle reprend son observation figée, assise en tailleur, les sens en alerte. Et progressivement la paix l’envahit.
... Sans s’en rendre compte, elle fredonne sans mots des phrases musicales basses, à peine audibles. Elle trouve même à tâtons quelques vieilles cosses de noix qu’elle chahute entre trois doigts en rythme doux pour ponctuer ses émotions.
Puis les mots surgissent. Ils questionnent et vénèrent, réfutent ou chagrinent, sourient ou supplient, menacent ou se taisent. La mélopée spontanée ravive ses tourments et ses joies mais surtout se confond avec la ramure bruissonnante et l’éclat des senteurs.
Perception classique sensorielle : l’onirisme ne se soucie guère des conventions et mélange les sens, il vit au travers des couleurs sonores, des sons parfumés et des senteurs colorées…
« … Viens, viens Quetzal ! Viens, viens l’Oiseau ! Souffle à l’encre de mon roseau ! »
Chaque refrain est accompagné d’un grattement de bogue sur un galet ou par l’agitation dosée des fruits secs entre eux.
« … Viens, viens Quetzal ! Viens, viens l’Oiseau ! Souffle à l’encre de mon roseau ! »
Et le chant s’élabore, tentant sans y parvenir d’être aussi fluide que le ruisselet cascadant et murmurant sur les roches.
… Et sa voix se fait plus ample, et sa pensée se jette aux vents, et son corps est embrasé par la fièvre de l’antienne.
Le message enfle comme les eaux après la pluie, s’éparpille sans vanité dans les nuages clairs ou gris. Il se perd enfin dans les remous et les méandres inaccessibles du destin.
" Viens, viens Quetzal! Viens, viens l’Oiseau!
Souffle à l’encre de mon roseau!
Dis-moi : le Poète est-il mort?
Quetzal! N’as-tu aucun remord?
Reviens! Est-ce la Fin des Âges?
Doit-on envisager l’orage
Qui nous détruira à jamais?
Quetzal, prends garde à ton plumet.
Même si nous n’avons pas d’armes,
Tu seras tué par nos larmes
Avant que ma main ne faiblisse,
Et que la peine me trahisse.
… Viens, viens Quetzal! Viens, viens l’Oiseau!
Vole à l’encre de mon roseau!
Quetzal ! Tu commandes à l’Aurore
Depuis que tu as vu les flammes.
Es-tu présent, en vie encore?
… Fleurs, Colibris et Papillons,
Tous trois Représentants de l'Âme,
Accompagnez mon doux fredon…
Que les Vents essoufflés m’inspirent
Avant que ma verve n’expire.
… J’ai peur des couleurs du Couchant
Qui se gaussent en noyant mon chant.
… Viens, viens Quetzal! Viens, viens l’Oiseau!
Cherche l’encre de mon roseau!
Au Livre fou de l’Existence,
Quelle sera notre sentence ?
Tu en scelles si bien les pages
En rayonnant dans les nuages…
Que dansent tes plumes nacrées?
Sans le Divin ni le Sacré,
Ton Peuple vit, s’il est hagard!
Où doit-on porter nos regards
Pour que l’Oiseau se pose enfin
Sur les Vivants et nos Défunts?
… Viens, viens Quetzal! Viens, viens l’Oiseau!
Trouve l’encre de mon roseau,
Que l’éclat bleu d’un vol gracieux
Illumine soudain nos Cieux.
Viens, Quetzal! Eh, l’Ami, arrive!
Viens réchauffer nos cœurs glacés
Qui se perdent sur d’autres rives
Les yeux fermés, l’esprit lassé.
Envoie-moi ta plume superbe :
Alors je coucherai dans l’herbe
Mon chant secret fleuri d’oiseaux
Et replanterai ce roseau…
Mais pars Quetzal! Repars l’Oiseau,
Car l’encre est sèche à mon roseau..."
Et l’Oiseau a déployé ses ailes. Il va vers le soleil où il vole peut-être encore. Et la femelle assise sourit au ciel.
Il fait bon, tout est bien.
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