Etre et ne plus être Chapitre III
Chapitre
III : Zénith
« Le
temps féerique de l’enfance est passé. Ma joie d’être un adulte renforce mon
existence.
Comme
mes Frères et Amis, j’ai de nombreux enfants, qui contemplent avec le même
plaisir que je l’eus jadis le passage des Oiseaux Voyageurs venant se
rafraîchir de temps à autres sur les rives de la rivière, toujours aussi affairée à
peaufiner laborieusement son lit et courrant inlassablement à travers mon magnifique pays.
De temps
à autres, nous entendons au loin le bruit atroce et barbare d’un canon, (nous
connaissons depuis le dernier passage d’une Tribu amicale l’origine des
détonations) et cela nous met mal à l’aise. Vaguement inquiets à ces sons
outrageant la Nature, nous les supportons cependant stoïquement et nous jugeons hors d’atteinte, ce qui nous rassure ; ou plutôt relègue au
fond de notre esprit indomptable l’angoisse montante avec les saisons, car les
cris farouches et guerriers se rapprochent lentement mais indéniablement.
Déjà je
vois avec attachement un de mes petits admirer en silence, comme il se doit, un
héron cendré s’abreuver près d’une flaque colonisée par les batraciens. Je suis
fier de mon fils, il se comporte et se nourrit correctement ; cet enfant
est bien portant, ce qui n’est pas le cas de tous ici. D’étranges maladies
parfois étiolent les plus jeunes.
Pour
l’heure, il examine gentiment tout ce qui bouge ou scintille autour de lui. Il
tend instinctivement ses bras vers la Lumière, comme pour la remercier avec gratitude.
Il s’incline gracieusement et sourit. Puis son attention retrouve le grand échassier,
je sais qu’il le préfère à tout autre oiseau. Je crois que les chants chatoyants
de la grive musicienne et ceux du rossignol, aux gammes infiniment variées, lui
procurent autant de plaisir intérieur que la vue du héron.
A
l’instar des grands Egyptiens de jadis, dont nous connaissons l’histoire depuis
très longtemps, nous adorons le Soleil.
C’est
notre religion, sans prières et sans rites, simplement une Reconnaissance de
son pouvoir et de son impact sur tous.
Notre
idée du « Sacré » n’est pas posée sur lui, car toute vie l’est.
…Cette
année-là fut difficile : les précipitations diluviennes que nous subîmes
presque constamment altérèrent notre écosystème de façon alarmante ; les
inondations qui s’en suivirent noyèrent probablement quelques uns d’entre nous
résidant sur le bord opposé de la rivière, cependant nous ne le sûmes pas
formellement. Il nous était impossible de la traverser. »
Les Saisons enfilent leurs perles temporelles
sur le Collier des moissons, et l’or et les pourpres apparaissent sur les
feuillages encore nuancés de verts.
« De
nouveaux étrangers sont venus ; l’odeur de la fumée âcre de leur feu et celle
de leur cuisine s’amalgament à nos propres fragrances. Ils sont inquiets eux
aussi, ils sont venus nous alerter de l’anéantissement de tribus entières et
sédentaires comme la nôtre…Nous imaginons les canons, avec leur grosses bouches
noires qu’ils nous décrivent et expliquent, car personne ici n’en a jamais vu.
Mais il
y a aussi autre chose : certains hommes s’arment de haches pour tuer. La
raison est toujours la même : saisir le pouvoir sur d’autres ou les
utiliser à des fins personnelles et égoïstes sans vouloir prendre conscience du
caractère bestial et indubitablement inhumain de l’acte plus que dévastateur. »
Un autre
verset me revient à la mémoire à ce moment :
Les besoins individuels, fondamentaux ou non,
provoquent l’oubli de ceux des autres…
…Il
faudra que je raisonne un peu sur le sens du « besoin
essentiel »…est-il fonction d’une réalité personnelle ou résultat d’un
environnement social, collectif ou ethnique ?
La
survivance à ses exigences fondamentales, mais survit-on simplement en soignant
son corps ?
Il est
certain que des êtres isolés vivent aussi harmonieusement avec eux-mêmes que
ceux qui se rassemblent, mais je crois qu’ils sont reliés tout de même indéniablement
par la pensée, la langue, le passé et l’éducation primale aux autres ; et cela sur une même planète.
Leur
isolement est un choix ; les Ermites, de quelques origines qu’ils soient,
ont tous eu une base commune avec les leurs.
Peut-être
que la civilisation dépend simplement de cette notion
de « libre-arbitre », à l'intérieur du même écrin…
« Apparemment
nous n’avons rien à craindre des canons. Ils sont trop lourds pour se faufiler au
travers des buissons géants et les dédales des troncs feuillus et enchevêtrés.
Les breuils massifs des sylves ceinturent et protègent notre minuscule paradis.
C’est cela que nous retenons, dans un désir de survivance qui ressemble à
l’espoir. Mais nous savons, nous sentons que le temps de la liberté et du bonheur
de vivre simplement s’efface peu à peu devant l’odeur du danger.
Pour
l’heure, nous recevons de tout cœur nos nouveaux Amis, qui restent plusieurs
jours à nos côtés. Ils récoltent avec notre aide tous les fruits disponibles,
mais du fait des nombreuses pluies antécédentes, le ramassage est fastidieux et
le résultat assez maigre.
Tant
pis, nous avons fait du mieux possible…
Nous
remarquons avec tristesse les lambeaux qui les habillent, nous notons les
pleurs plus fréquents chez leurs enfants, l’accablement qui semble les courber
devant les sacs à moitié vides, et décidons de nous séparer le plus possible de
nos réserves de bois mort en signe de soutien.
Ce jeune
fou de Tortueux a même réussi à dévoiler pour eux, camouflées entre racines et fougères, une
cinquantaine de coulemelles, un don inestimable!
Grand-père
a silencieusement laissé choir doucement et discrètement devant eux une
vingtaine d’œufs mouchetés de gris clair, et nous sommes restés un instant figé
d’émoi devant ce cadeau inattendu. (Les œufs sont des germes d’êtres de
chair…savoir que ces hommes les dégustent n’est pas choquant en soi, mais leur
en fournir l’occasion, nous qui n’en avalons jamais !) Puis nous réalisons qu’aucune mère ne les couvera à
cette époque de l’année…une incongruité de la Nature, qui, bien évidemment devait savoir ce
qu’elle faisait ! Comment avons –nous pu douter de la sagacité de
Grand-père ?
Apaisés
par le devoir d’entraide accompli et nos efforts communs, nous nous sentons
mieux lorsqu’ils repartent, chargés de tous ces trésors…
Leur
joie nous remercie et nous console du manque incontestable de faînes.
Nos
pensées dérivent vers l’horizon, ondulé par la canopée et ses innombrables teintes
moirées. La forêt sculpte la lumière descendante en dentelles frémissantes. Les
rameaux et brindilles encore feuillus batifolent aux caresses du vent. L’humidité
ambiante s’exhale en écharpes de brumes, et la tranquillité nous étreint à
nouveau.
La nuit efface les ombres, relie chaque élément en un ensemble tracé de sa main charbonneuse, endort les appétits et induit les songes salvateurs ou constructifs…
feuilllle, texte protégé.